4
Ce rire, Bob Morane et Bill Ballantine le connaissaient bien. Ils l’avaient entendu à de nombreuses reprises, en des circonstances souvent tragiques et où, presque toujours, ils avaient failli perdre la vie. Et, chaque fois, ils ne s’en étaient tirés qu’en livrant un combat désespéré et, surtout, grâce à la chance. Cette Madame la Chance, ou la baraka, comme disait Morane.
Il y avait de tout dans ce rire. De la cruauté, de la menace, mais aussi de la joie et du défi. Sauf la forme, celui qui le poussait n’avait rien d’humain ; son rire non plus.
Une grande ombre se découpa au fond de la salle. Éclairée seulement par la pauvre lueur du pétrole enflammé, elle demeura tout d’abord imprécise. Seulement une silhouette noire opaque. Puis elle se précisa. Un visage apparut au-dessus d’un habit noir au col haut boutonné de clergyman. Un visage jaune, vaguement olivâtre, coiffé par un grand crâne rasé, pareil à une énorme bille de vieil ivoire poli. Un nez chinois, trop petit semblait-il pour cette face pareille à un masque. Et, en-dessous, la bouche élargie par un rire maintenant silencieux.
Ensuite, au fur et à mesure que l’homme avançait, il y eut les yeux. Des yeux couleur d’ambre, aux regards fixes, qui ne cillaient jamais.
Le rire redevint sonore.
— Mister Morane, Mister Ballantine ! fit l’Ombre Jaune. Je vous retrouverai donc toujours sur mon chemin !…
— Et vous sur le nôtre, rétorqua Ballantine.
— C’est d’ailleurs vous qui nous avez donné rendez-vous, Monsieur Ming, enchaîna Morane. À l’entrée du quartier Manhattan, côté chaussée d’Anvers… Je ne vous ferai pas l’insulte de vous demander si vous vous souvenez… Votre cerveau est plus puissant que le plus puissant des ordinateurs. Même des ordinateurs qui n’ont pas encore été inventés… Du moins c’est ce qu’affirme la légende…
Le sourire satisfait du Mongol témoignait du fait que, s’il était un génie, il n’en était pas moins sensible au péché d’orgueil, voire de vanité.
— Vraiment, vous me flattez, Mister Morane. Quant à la légende !… Ne suis-je pas moi-même une légende ?… Est-ce que, tout compte fait, j’existerais ?
Tout en parlant, l’Ombre Jaune agitait ses mains, tels de véritables pièges. L’une d’elles, postiche et commandée directement par le cerveau, se révélait plus puissante, plus redoutable, plus habile qu’une vraie main.
— Nous devions retrouver ici ma cousine, glissa Bill Ballantine.
Le sourire de l’Ombre Jaune s’accentua, barrant d’une oreille à l’autre la large face olivâtre, aux pommettes saillantes, et découvrant des dents de bête carnassière. Quant aux yeux, ils n’étaient rien d’autre que deux énormes topazes brûlées dépourvues de toute expression humaine.
— Votre cousine, Mister Ballantine !… Comment s’appelle-t-elle encore ?… Boadicée !… Oui, c’est ça… Boadicée…
Ming avait l’air de prodigieusement s’amuser. Il reprit :
— Rassurez-vous, Mister Ballantine. Si votre cousine était en mon pouvoir, je vous la rendrais aussitôt…
« Ment-il ou est-il sincère ? pensa Morane. Ou s’est-il servi de Boadicée justement pour nous attirer dans un piège ? » Il ne trouvait pas de réponse à ces questions. Avec Monsieur Ming, rien n’était jamais certain. Le vrai pouvait devenir le faux, et le faux devenir le vrai.
Ming continuait à parler, sautant du coq à l’âne :
— J’agissais à Rome, lors de l’affaire Catilina, et vous y étiez… Vous étiez également à Londres quand j’y œuvrais… Et vous êtes également ici, dans la capitale de l’Europe, qui se trouve être une de mes préoccupations… Ceci ne peut être du hasard, messieurs…
Ni Bob Morane ni Bill Ballantine ne réagirent. Il était impensable que l’Ombre Jaune ignorât l’intervention de la Patrouille du Temps.
— Mais, hasard ou non, poursuivait Ming, vous ne pourrez rien changer. Mon but est de transformer l’Histoire pour parvenir à transformer le monde, et ce en me servant du paradoxe temporel, dont je possède à présent la presque totalité des secrets…
L’homme s’écoutait parler. C’était un génie – un génie du mal – mais il y avait du bateleur en lui. Il aimait étaler sa puissance. En plus, il était joueur, et il eût fait un merveilleux metteur en scène de théâtre.
— Vous voyez, Mister Morane, et vous Mister Ballantine, il ne faudrait pas vous étonner si, un jour, vous lisiez dans les livres d’Histoire que la conjuration de Catilina avait réussi ou que César n’avait jamais pris le pouvoir… Que la reine Victoria avait été assassinée et remplacée par un homme à moi… Que, ici à Bruxelles, le palais de l’Europe ne soit détruit… par une explosion…
— Deux milliards d’euros partis en fumée ? risqua Bill Ballantine.
Les grandes et puissantes mains de l’Ombre Jaune eurent dans l’air un mouvement faisant penser à un vol de vautour.
— Deux milliards d’euros ne sont rien en regard de la grandeur de mon entreprise, Mister Ballantine. Ramener le monde à la douce philosophie de Lao-tseu…
— Et, pour cela, intervint Bob, vous usez de la terreur…
— C’est hélas ! la seule dialectique que l’humanité comprenne, commandant Morane.
Il y eut un long silence, troublé seulement par le murmure du pétrole enflammé dans les boîtes de conserve servant de torches. Et aussi les halètements de l’assistance. Ces hommes et femmes aux visages hallucinés éclairés par les flammes, et les faces de bêtes féroces des dacoïts avides de carnage.
— Je pourrais vous faire tuer, finit par dire Ming à l’adresse de Bob et de Bill, mais je ne le ferai pas. Vous êtes mes pires ennemis et vous avez souvent contrecarré mes projets. Pourtant je vous ai toujours laissé une chance quand vous étiez en mon pouvoir… Pour deux raisons… Parce que, sans vous, mon combat perdrait tout son charme, et parce que j’aime le jeu… Ne m’appelle-t-on pas quelquefois Ming le Joueur ?… Et puis, jadis, vous, commandant Morane, vous m’avez sauvé la vie, ce qui m’a permis de poursuivre mon combat…
— Vos crimes ! jeta l’Écossais. Le commandant aurait mieux fait de vous laisser crever, vidé de votre sang…
Ming ne réagit pas. Trop sûr de lui, de sa puissance, il était insensible aux insultes. D’un mouvement circulaire de la tête, il balaya la meute des assistants, dacoïts y compris, les entourant. Il dit encore :
— Je vais donc vous laisser une chance… Ils sont nombreux, mais je connais vos ressources… votre force… votre courage… Essayez de leur échapper…
Lentement, faisant toujours face à Bob et à l’Écossais, le Mongol recula en direction de l’entrée de la galerie d’où il avait surgi quelques minutes plus tôt. Ce fut seulement alors que Bob remarqua quelque chose de saccadé dans son allure. Mais Ming jeta encore :
— Surtout, commandant Morane, et vous, Mister Ballantine, si vous vous en tirez, prenez garde à LUI…
Il avait insisté sur ce mot : LUI.
— LUI ! fit Morane. Qui est-ce ?… Dites-nous, Ming… Le Mongol eut un rire narquois.
— Lui, c’est LUI, commandant Morane.
Un dernier éclat de rire où passait une intense moquerie, et l’Ombre Jaune disparut, avalé par les ténèbres de la galerie.
« LUI ! pensa Morane. Le jeu… Toujours le jeu… Monsieur Ming le Joueur ! »
*
* *
— Je ne crois pas que, cette fois, nous ayons des chances de nous en tirer, commandant, fit Bill Ballantine. Toute cette meute, ça fait beaucoup pour un seul homme…
— Je te ferai remarquer que nous sommes deux, Bill… Et cesse de m’appeler « commandant » !
— Oh !… vous savez, c’que j’en disais… commandant ! Les deux amis, adossés, attendaient le moment où la meute s’abattrait sur eux. Les mains crispées sur leurs armes improvisées, levier et masse, ils étaient prêts à se défendre. Même s’il devait s’agir d’un dernier combat.
Tout autour d’eux, toujours collés à la muraille, la masse ennemie, irréguliers et dacoïts. La lumière rougeâtre du pétrole éclaboussait de sang les visages fermés, haineux. Les lames des poignards se changeaient en flammes. De temps à autre, un dacoït lançait un hurlement bref. Sans doute un encouragement à la curée. Et un bourdonnement, issu de la masse, lui répondait.
Et cela s’intensifiait. La rumeur se changeait en clameur.
— Qu’est-ce qu’ils attendent ? grogna Bill Ballantine. Ils se prennent pour les All Black ou quoi ?
C’était en effet, le tragique en plus, à l’équipe de rugby néo-zélandaise en train de s’encourager par la voix avant un match que la meute faisait penser. Cette fois pourtant, ce n’était pas de ballon ovale qu’il s’agissait, mais de mort.
L’attaque vint soudain, quand deux dacoïts s’élancèrent, poignards levés, l’un en direction de Morane, l’autre en direction de l’Écossais.
Les deux amis connaissaient ce genre d’agresseurs. Il ne fallait pas les laisser s’approcher, car ils étaient experts dans le combat corps à corps et, dans ce cas…
En poussant un cri ressemblant au hurlement du loup et au rire de la hyène mêlés, l’un des dacoïts se propulsa vers Morane avec la souplesse d’un fauve. À son poing, la lame du poignard était animée d’une vie propre. Une fraction de seconde… et Bob s’écroulait, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre.
Mais la vie de Morane avait, justement, toujours tenu à une fraction de seconde. Il fut le plus rapide. Tenant son levier de métal à deux mains, il le projeta en avant, en estoc, bras tendus. Atteint au xyphoïde, l’assaillant poussa un cri, tout de suite étouffé par la douleur et s’écroula, les centres vitaux atteints.
Le second dacoït s’en prenait à Bill, qui évita le poignard par un rapide fléchissement du buste. La lame siffla au-dessus de sa tête tandis que, dans un mouvement de quasi-réflexe, il balançait horizontalement la masse de carrier. Le colosse avait frappé de toute sa force et le dacoït, fauché, un genou brisé, fut propulsé à plusieurs mètres et s’affala, hors de combat.
— Qui en veut encore ? hurla l’Écossais en se redressant et en brandissant sa masse.
Dans le groupe des adversaires, irréguliers et dacoïts mêlés, il y eut un instant de flottement.
Un long silence, marquant une hésitation chez les agresseurs. Bill Ballantine allait lancer une nouvelle provocation quand une voix, issue sans doute d’un mégaphone, hurla :
— Police !… Ne bougez pas !… Vous êtes sous le feu de nos armes…
L’avertissement venait de la direction de laquelle Bob et l’Écossais étaient venus. Une voix de femme, manifestement déguisée.
— La police ? fit Ballantine, dubitatif.
— Il y a des femmes dans la police, n’oublie pas, fit Morane.
— Celle-ci avait un léger accent…
— Les Belges ont souvent un accent, Bill… Le flamand… L’accent bruxellois…
— Si ça, c’est l’accent bruxellois, commandant, mon accent à moi est esquimau…
Morane jeta :
— Pas le moment de discuter… On joue les filles de l’air… Tout au moins on essaie…
Faisant toujours face, ils reculèrent en direction de l’entrée de la galerie par laquelle ils avaient pénétré dans la salle.
Les irréguliers refluaient, prêts à prendre la fuite. Tous étaient des sans-papiers et le seul mot de « police » les mettait en déroute en dépit du fait que, peut-être, ils avaient été drogués ou hypnotisés. Pris, ils risquaient d’être expulsés. Plusieurs d’entre eux cependant, encouragés par les sicaires de Monsieur Ming, s’avancèrent, menaçants, vers Bob et l’Écossais.
Aussitôt, la voix féminine du mégaphone se fit à nouveau entendre.
— Police !… Ici l’inspecteur Mauras… Ne bougez pas… Vous êtes sous le feu de nos armes…
Pour appuyer ces paroles, une rafale d’arme automatique claqua, et des projectiles vinrent ricocher sur les parois de la salle, bien au-dessus des têtes.
Inspecteur ?… Le mot n’avait pas encore été féminisé…
Prudemment, les irréguliers reculèrent. Seuls, les dacoïts demeuraient menaçants. Puis, les irréguliers se débandèrent, pour se mettre à fuir, cherchant une issue.
Une nouvelle rafale. Plus longue que la première. Miaulements des balles sur les parois. Presque aussitôt, il y eut le claquement ténu que faisait un nouveau chargeur engagé dans une arme.
L’odeur de la cordite brûlée emplissait maintenant l’atmosphère.
— On y va ! décida Morane.
D’un bond, les deux amis atteignirent l’entrée de la galerie. Tout de suite, la pénombre les absorba.
— Où êtes-vous, inspecteur ? jeta Morane.
Pas de réponse. Bill toussa, la gorge irritée par l’odeur de la cordite condensée dans cette atmosphère confinée.
— J’ai l’impression que votre… inspecteur, c’est du bidon, commandant.
— Continuons, Bill… Nous verrons bien…
Une vague lueur brillait devant eux et, au bout de quelques pas, franchi un coude, ils tombèrent en arrêt sur une lampe électrique simplement posée sur le sol. Allumée, elle éclairait en plein un AK 47 dressé sur sa crosse, contre la muraille.
Tout de suite, Bill s’empara de l’arme, contrôla le magasin. Plein.
— Joli cadeau, concrétisa l’Écossais. Notre… euh… policière a bien fait les choses…
Il éternua. Toujours la cordite.
Morane avait récupéré la lampe. Il jeta encore, pointant le menton :
— On y va !…
— Minute, commandant !…
L’Écossais braqua la kalachnikov en direction de la salle qu’ils venaient de quitter. Lâcha une courte rafale. Au jugé. Trois ou quatre coups.
— Pour recommander la prudence aux dacoïts…
Sur ces paroles, Bill s’élança sur les talons de Morane, qui s’éloignait déjà.
À l’aller, les deux amis avaient soigneusement enregistré l’itinéraire suivi par leur guide, et il leur était relativement aisé de s’orienter. À aucun moment, les dacoïts ne devaient faire mine de se lancer à leur poursuite. Sans doute s’étaient-ils rendus compte que, dans ces étroites galeries, ils n’avaient aucune chance contre des armes à feu.
Ce fut donc sans encombre que Bob et Bill regagnèrent le parking désaffecté et, de là, l’air libre.
Rien n’avait changé dans le quartier Manhattan. Tout y demeurait aussi désert. Dans la nuit, les tours s’élevaient toujours, monstres de béton et de verre dont les quelques fenêtres éclairées ajoutaient encore à la triste solitude. Pas de bruit. Tout autour, la capitale de l’Europe semblait morte. Seule, une vague luminosité, reflet de l’éclairage urbain, qui mangeait la profondeur nocturne, indiquait que, peut-être, des êtres humains vivaient encore là. Très loin, il y eut une série d’aboiements. Rassurants. Au moins, quelque part, un chien était encore vivant.
Bob Morane montra la direction de la chaussée d’Anvers.
— Allons-y…
Ils se mirent en route, marchant au milieu de la chaussée pour voir venir l’ennemi en cas d’attaque. L’Écossais tenait toujours la kalachnikov braquée, crosse sous l’aisselle, prêt à s’en servir à tout moment. Il ne s’en séparerait que quand ils auraient quitté le quartier.
Ce fut seulement quand les deux hommes se furent éloignés qu’une silhouette sortit de l’ombre. Une femme. Dans l’obscurité, il eût été difficile de détailler ses traits. Tout ce qu’on eût pu en dire, c’était qu’elle était très belle. Sous la clarté fugitive de la lune, son trench de ciré noir faisait penser à la carapace d’un grand scarabée. Un visage taillé dans l’ambre. Les yeux tirés vers les tempes étaient deux lacs envahis par la nuit.
Dans son sillage flottait le parfum envoûtant de l’Ylang-Ylang…